Haïti, je t’avais mal compris : Où est Sharly ?

Un mandat présidentiel qui s’étire, des manifestations à Port-au-Prince, des violences causées par les gangs de la capitale et plus récemment… l’assassinat de son président. Wow, ok ! Lourd l’ambiance en Haïti. Où sont les bonnes nouvelles ? Il doit bien y en avoir ! Qu’est-ce que les Québécois pensent d’Haïti si presque tout ce qu’on peut lire, voir ou entendre donne une image chaotique du pays ?
En « scrollant » sur Facebook, je tombe sur une partie de réponse. Une courte publication.
« Je sais que c’est pas facile ce qui se passe au pays en ce moment mais s’il vous plaît faites attention à comment vous parlez d’Haïti devant vos enfants. Merci d’avance! »
Cette trouvaille me donne franchement le goût de creuser. Il est temps de mettre à l’épreuve mes préconçus sur cet État des Caraïbes que j’ai quasi exclusivement appris à connaître à travers ses malheurs. Pourquoi pas cette fois simplement laisser parler ceux et celles qui y ont vécu, qui y ont de la famille, qui l’ont visité ou y ont travaillé ? Il est temps d’aller faire de nouvelles rencontres.
À table !
De passage en banlieue de Montréal, je prends une bonne marche de santé quand je croise un restaurant situé dans le petit espace d’un mail à Brossard. « BBQ Créole » est-il écrit. En plein milieu d’après-midi, un début de semaine, c’est calme. L’opportunité est trop belle. J’entre. Une musique rythmée emplie l’étroite salle à manger, le décor simpliste a un je ne sais quoi de tropical, la télé diffuse un poste que je ne connais pas, et une panoplie de petits drapeaux d’Haïti couronnent le tout. Bingo ! Un homme sort de la cuisine pour me saluer. Je me présente. C’est le proprio. Il s’appelle Sharly, il est haïtien d’origine. J’aimerais bien lui parler, mais seul pour le souper qui approche, il est occupé aux fourneaux. Pas grave. On arrange un rendez-vous.
Le lendemain, je suis de retour au resto. L’ambiance est la même, à l’exception que cette fois, Sharly n’est pas seul à s’affairer en cuisine. Il me reconnait rapidement et prend congé de son poste pour venir me rejoindre à une table. On se met à jaser.
Il m’apprend qu’il est au Québec depuis 2008, et qu’il a travaillé six ans dans le domaine de la sécurité à Montréal avant de se lancer dans la restauration. Il est le propriétaire de la place depuis plus de trois ans déjà, après avoir racheté le commerce à l’ancien occupant qui, lui, avait ouvert la rôtisserie une douzaine d’année plus tôt. Le commerce, ça le connaît. C’est de famille comme on dit.
La mère de Sharly tenait son propre magasin à Haïti, faisant des aller-retours réguliers aux États-Unis pour réapprovisionner ses tablettes. C’était avant de venir au Québec. Parce qu’un jour, comme un signe du destin, une connaissance lui parle du Canada, lui dit à quel point c’est bien mieux vivre là plutôt qu’aux États-Unis. Sa mère tente alors sa chance dans la belle province, puis, conquise par sa terre d’accueil, décide d’inviter sa famille à la rejoindre.
Un avan-goût d’Haïti
Membre d’une famille de commerçants, Sharly est issu de la classe moyenne haïtienne. Une classe moyenne qui depuis quelques années, il estime disparue. « Maintenant, ça n’existe plus. C’est vraiment des extrêmement riches, ou des extrêmement pauvres, avance mon hôte. » L’inflation, les manifestations et surtout la corruption, jumelées à d’autres problèmes économiques, auraient eu le dernier mot sur sa classe sociale.
Le choix était naturel. Après que sa mère ait déménagé ici, Sharly, parti de Port-au-Prince, est venu la rejoindre. C’est même pour elle qu’il achètera finalement le modeste restaurant. « Elle voulait avoir un restaurant haïtien, faire la différence, me confit-il. »
« Et ça voulait dire quoi pour elle faire la différence ? je lui demande, intrigué. »
Il m’explique qu’elle voulait tout bonnement offrir aux gens de la ville une cuisine créole authentique et traditionnelle, faire découvrir son héritage et ses racines à travers la nourriture. Elle trouvait que ça manquait dans ce paysage banlieusard, alors il a réalisé son vœu. Pari réussi apparemment, puisqu’il estime qu’entre 80% et 90% de ses clients sont québécois… Et qu’ils trouvent ses plats excellents !

Sharly est confiant que même si ses prix sont parfois plus élevés que d’autres restaurants créoles sur la Rive-Sud de Montréal, l’authenticité de sa cuisine haïtienne traditionnelle compense largement et fait la force de son restaurant. Les commentaires de ses clients l’encouragent à croire en son commerce.
Je dis clients, mais Sharly lâche aussi souvent le mot « amis ».
Avant la COVID, il avait l’habitude de s’asseoir avec les gens qui entraient dans son établissement pour discuter. De tout et de rien, mais par-dessus tout d’Haïti. D’une Haïti agréable, belle, chaleureuse, où les habitants, même ceux qui vivent de peu, ont le partage et la communauté à cœur. On ne s’apitoie pas de la pauvreté. Au diable si tu gagnes peu ! Là-bas, l’ambiance est familiale, solidaire, amicale.
S’il y a une chose qui lui manque de son pays natal, c’est bien cette façon de vivre si humainement différente.
Je vois mieux pourquoi il réussit à trouver si facilement des amis chez les clients qu’il rencontre.
Une bonne portion de remise en question
Pour bien briser les clichés, Sharly me montre les photos qu’il a gardé de son dernier séjour en Haïti. Entre les eaux turquoise, les plages, les hôtels, les musées et les petits commerces, je dois admettre… Haïti est « Instagrammable » ! Dur à constater quand ce qu’on te montre normalement vient du téléjournal. On dirait un autre monde.
Sharly soupire presque en me disant qu’il aimerait que tout le monde voie cette autre face d’Haïti.
« Quand je parle d’Haïti avec mes clients, ils ont une idée à-peu-près parce qu’ils sont allés en République Dominicaine. Ils disent que c’est quand même un beau pays, mais malheureusement, avec la corruption, tout ça… »
Il continue.
« Je dis souvent que ce qu’on montre d’Haïti, c’est la capitale haïtienne, tu comprends ? C’est là qu’il y a tout le bordel. Mais si tu quittes la capitale, ‘mettons dans le Sud, c’est pas encore extraordinaire, mais il y a pas de kidnapping, pas vraiment d’insécurité. »
Oui Sharly, je pense comprendre. En gros ici pour nous, entre autres à cause de ce qu’on voit à la télé, dans les journaux ou sur les sites de nouvelles, Haïti ne se résume qu’à Port-au-Prince et ses quartiers difficiles. Mais Haïti est bien plus grande et complexe que les affaires de sa capitale.
Pas convaincu ? Sharly renchérit avec un exemple.
Lorsqu’on parle des problèmes de gangs à Montréal, personne n’assume que ce problème s’étend à tout le Canada, de Edmundston à Whistler en passant par Val-d’Or. Ce serait absurde. Pourtant, lorsqu’on parle des violences de gangs en Haïti, on oublie vite que ce problème, comme au Canada, en est un principalement de métropole.
Pour le plaisir de l’info, Port-au-Prince et son agglomération comptent plus de 2,75 millions d’habitants. Haïti ? Plus de 11 millions ! Difficile d’avoir un portrait clair du pays quand on ne se concentre que sur une fraction de celui-ci. Oui cette fraction est importante, mais franchement ! Ça donne le goût qu’on nous montre ce qui se passe ailleurs aussi. Pas tout le monde a la chance de discuter avec Sharly. Bref…

Sharly espère un jour pouvoir retourner à Haïti et, pourquoi pas, peut-être y vivre à nouveau. En attendant, il est content et fier de faire découvrir la culture de son pays grâce à ses recettes typiques de chez lui.
Sharly ne regarde quand même pas la situation actuelle avec des lunettes roses. Il est réaliste. S’installer au Québec est une question de sécurité. Le climat en Haïti reste dangereux à ses yeux.
L’économie n’est pas propice non plus. Depuis longtemps, elle est la chasse gardée de quelques hommes puissants qui en tirent profits, au détriment de la population ordinaire. La corruption rampante est un secret de polichinelle, mais il semble que rien ne peut y remédier.
Même pas Jovenel Moïse, le plus récent dirigeant d’Haïti, qui avait promis de s’attaquer à ce fléau ?
L’actualité nous apprendra que non.
Et un drame présidentiel pour emporter
En parlant à Sharly, on touche d’ailleurs un mot sur le défunt président. Il avait de l’espoir pour cet homme arrivé avec de bonnes intentions. « Jovenel Moïse, ce qu’il a essayé de faire, c’est tout simplement de pointer du doigt les gens qui sont en train de détruire le pays, me confit-il, navré. »
Sauf que, les corrompus, ils ont le bras long. Les douanes, le parlement, les autorités, peu de choses sont hors de leur portée. Et s’attaquer à des personnes aussi puissantes est peut-être ce qui a coûté la vie au président Moïse, soupçonne Sharly.
Durant son mandat, l’ex-président a aussi tenté, parmi ses autres projets, de mieux inclure la diaspora haïtienne à l’international. En vain. Ce que ça veut dire pour Sharly, c’est que sa double nationalité n’est pas reconnue là-bas. En obtenant la nationalité canadienne, il a automatiquement renoncé à sa citoyenneté haïtienne et ses droits. Les postes dans l’administration nationale, par exemple, lui seraient aujourd’hui refusés.
« C’est ridicule! je m’étonne. » J’aurais pu rester plus neutre. L’émotion m’a emporté.
Il acquiesce. Un casse-tête frustrant, mais bon, il semble s’être résigné depuis un moment déjà…
Jovenel Moïse n’était peut-être pas parfait, reconnaît Sharly, mais il le garde dans son estime. « C’était un président imparfait, il a fait plein d’erreurs, il pouvait même être inclus dans la corruption. Par contre, il a essayé de faire un changement. »
Un certain Woodrow Wilson, 28e président des États-Unis, avait un jour dit : « Si tu veux te faire des ennemis, essaie de changer les choses. » Après le dénouement de l’affaire Moïse, difficile de ne pas le croire.
Au final, toute cette franchise m’aura fait du bien. Elle m’aura aussi étonné. Au fond, JE NE SAVAIS RIEN D’HAÏTI.
Ses mots résonnent encore dans mon esprit :
« Ce que les médias ne font pas, c’est de rentrer dans le source même du problème. Pour eux ils voient les gens qui manifestent… Les gangs, les ci, les ça. J’aimerais aussi qu’ils parlent du côté humain, culturel. »
Je vais essayer de le retenir.
Voilà. La discussion aurait pu durer des heures, voire des jours, mais chacun doit bientôt retourner à ses occupations respectives.
Sur ce, Sharly me lance un au revoir bien senti avant de retourner à sa cuisine, sans oublier de m’inviter à un jour visiter le pays qui l’a vu naître et qui met cette étincelle dans son regard dès qu’il m’en parle. « Quand ça se calmera, lâche-t-il. »
Je repars donc avec une conviction nouvelle qu’Haïti m’est un peu moins inconnue, un nouvel endroit à mettre sur ma liste de voyages futurs… Et une assiette de grillots.